Coran et souffrance

Je présente ici le premier chapitre. Le second suivra bientôt s’il plaît à Dieu. (Idrîs de Vos, Institut Imtiyaz)

Chapitre I : souffrance ontologique

Chapitre II : souffrance humaine

I Souffrance ontologique

On ne peut dire, sans s’écarter de la voie d’équilibre établie par le texte coranique, que Dieu souffre, ou que Dieu souffre à la place de l’individu. En revanche, on peut affirmer sur cette même base coranique que Dieu « sait ce qu’est la souffrance de l’individu », sans quoi il ne serait pas « de toute chose Très connaissant. » (2,231) Et entre cette expérience et ce savoir, la différence est à l’image du fil de l’horizon séparant ciel et terre.

L’Esprit

C’est en vertu d’une science particulière que Dieu expose l’être humain aux souffrances à travers son établissement sur terre. Et si l’on y prête attention, deux sciences se confondent dans le récit d’Adam, celle de Dieu et celle de l’Homme, comme si à travers l’Esprit, Dieu en était à la fois le pourvoyeur et le légataire.

« Les anges dirent :  » Vas-tu y établir quelqu’un qui y sèmera la corruption et qui répandra le sang, alors que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous Te sanctifions ?  » Le Seigneur dit :  » Je sais ce que vous ne savez pas « . Et Il enseigna à Adam tous les noms [divins, ou des choses]. » (2,30-31)

L’Esprit demeure ainsi à la croisée du céleste et du terrestre, entre le fil noir de l’inconnaissable et le fil blanc du connaissable. Car c’est dès lors que Dieu insuffle en Adam de son esprit qu’Il demande aux anges de se prosterner devant lui : « Lorsque Je l’aurai formé et que J’aurai insufflé en lui de Mon Esprit, tombez prosternés devant lui ! « . » (15,28-29)

Nous voilà ainsi au seuil du plus insondable des mystères, celui de l’Esprit, principe de vie et souffle du Vivant-Immuable (Al-Hayyu al-qayyûm).

« Ils t’interrogent au sujet de l’esprit. Dis-leur : l’esprit relève de mon Seigneur. » (17,85) ; ce mystère au sujet duquel la passion fait nécessairement pencher la balance. « Et Dieu veut accueillir votre repentir. Mais ceux qui suivent les passions veulent que vous incliniez grandement » (4,27) ; ce mystère au sujet duquel on ne peut que proclamer l’unicité puis faire silence, pour se tenir en conscience sur l’aiguille de la balance : « Vous n’avez aucun autre dieu que Lui. Une évidence vous est venue de votre Seigneur : soyez donc probes dans la mesure et [l’usage de] la balance. » (7,85)

Car si dans son aspect transcendant, l’Être divin exclut tout point d’identité avec sa création, car « Nulle chose n’est semblable à Lui » (42,11), dans son aspect immanent, il n’exclut aucun point de proximité et de présence à celle-ci « Nous sommes plus près de lui que la veine jugulaire » (50,16) ; « Où que vous vous tourniez, là est le visage de Dieu. Dieu est Vaste et Très connaissant. » (2,115) Que l’esprit soit créé ou incréé, en cet aspect d’immanence, Dieu demeure ainsi le Témoin en toute chose, intelligible ou sensible, extérieure ou intérieure. « Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur apparaisse avec évidence que ceci est la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute chose ? » (41,53-54); qu’il s’agisse d’un bien ou d’un mal : « Tout bien qui t’échoit vient de Dieu, et tout mal qui t’échoit vient de toi-même. Nous t’avons envoyé aux hommes comme Messager, et Dieu suffit comme Témoin ! » (4,79) ;

Ainsi, à travers l’évocation de l’esprit, Dieu accompagne subtilement l’être humain dans son désespoir, pour peu qu’on soit attentif au contexte : « Et quand un mal touche [l’être humain], le voilà profondément désespéré. Dis : « Chacun agit selon sa conformation, et votre Seigneur connaît mieux qui suit la meilleure voie ». Ils t’interrogent au sujet de l’esprit. Dis-leur : l’esprit relève de mon Seigneur. » (17,83-85)

Le Très Patient

« Le Très Patient »[1] (Al-ṣabûr) compte parmi les noms divins. Or, qu’est la patience, si ce n’est la capacité à garder une saine disposition face aux nuisances et aux souffrances. Ce Nom rentre donc dans le même champ de controverse que tous les Noms Divins à connotation « anthropomorphique ». La saine dialectique qu’inspire le texte coranique conduit à une position médiane consistant précisément à ne pas tomber dans cet « anthropomorphisme » (tashbîh), et à ne pas tomber davantage dans la « négation des attributs » (ta‘ṭîl).

Ce propos est également vrai du Nom « Le Longanime » (Al-ḥalîm), que certains traduisent aussi par « le Très Patient ». « Une bonne parole et un pardon valent mieux qu’une aumône suivie d’une nuisance (adhan). Dieu est riche, Très Longanime (ou patient, indulgent). » (2,263)

C’est aussi dans cet esprit qu’il faut comprendre le verset coranique suivant : « Ceux qui nuisent à Dieu (ou ceux qui portent préjudice à Dieu) et à son Envoyé, Dieu les maudit ici-bas et dans l’au-delà, et Il leur prépare un châtiment avilissant. » (33,57) Notons que de nombreux traducteurs choisissent de rendre ce passage par l’expression « Ceux qui offensent Dieu », mais c’est déjà une interprétation. Car le terme « Adha’ » et ses dérivés expriment la nuisance en générale et non la simple offense, même s’il est parfois employé dans un contexte d’offense verbale (voir ses divers emplois coranique).

Verbe divin et récit

Il est en notoire que la sourate al-Fâtia, « Celle qui ouvre » le Livre, ou le verbe divin, est surnommée « La mère du Livre » (ummu l-kitâb). Il se trouve que les trois lettres isolées « Alif lâm mîm » introduisant la deuxième sourate (La Vache) forment en arabe le mot « Alam », c’est-à-dire « douleur », comme si l’enfantement du Livre faisait écho à la douleur inhérente à tout enfantement. « Nous avons recommandé à l’homme la bonté envers ses parents. Sa mère l’a porté avec peine et elle l’a enfanté avec peine. » (46,15)

Un parallèle peut être fait ici entre la naissance du verbe coranique est celle du verbe christique, car Jésus est surnommé dans le Coran « le Verbe de Dieu ». Il est également Esprit. « Certes, le Messie, Jésus, fils de Marie, est l’envoyé de Dieu, et Son verbe qu’Il a projetée vers Marie ; et il est un Esprit [procédant] de Lui. » (4,171)

Et notons que cette naissance est aussi qualifiée de « bonne nouvelle ». « O Marie ! Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’un Verbe venu de Lui. » (3,45) La bonne nouvelle a vertu de susciter l’espoir (Amal). Et il se trouve par une troublante providence, ce mot est formé des mêmes trois lettres. Comme si au-delà, ou peut-être même au-dedans, de la douleur résidait un espoir.

Le verbe et l’esprit ont en commun le souffle et son mouvement. Le verbe brise l’unité du silence et de la nuit, entamant le murmure ou le fracas de la vie à travers laquelle se manifeste la multiplicité. Le verbe est donc aussi ce récit en lequel Dieu demeure présent : « Nous leur raconterons en toute connaissance [ce qu’ils faisaient] car Nous n’étions pas absents. » (7,7)

Et c’est auprès de Lui que le récit se clôt. « C’est Nous, en vérité, qui hériterons de la terre et de tout ce qui s’y trouve, et c’est à Nous qu’ils seront ramenés. » (19,40)


[1] Le nom divin « Le Très Patient » (Al-ṣabûr) apparaît dans la liste des noms divins la plus répandue. Et même si cette liste est issue d’un hadith considéré peu fiable, son sens est attesté par la parole prophétique considérée authentique par Boukhari et Muslim (notamment) : « Nul n’est plus patient (Aṣbar) face aux nuisances (Adhan) que Dieu. »